Samedi 30 septembre 1950
Ouverture, à Paris, du 1er Congres International d'Astronautique créé par Alexandre Ananoff
Article d'Albert Ducrocq paru dans Air et cosmos le 29 septembre 1990 à l'occasion du 50e anniversaire du 1er Congrès International d'Astronautique. Je me permets d'en publier la copie ici, malgré sa longueur, car cet article est riche d'enseignement sur l'Astronautique
LE PREMIER CONGRES D'ASTRONAUTIQUE
C'était le 30 septembre 1950
Alors que le 41e congrès d'astronautique va s'ouvrir dans quelques jours à Dresde, il s'impose d'évoquer le premier. Il se tenait en effet, en 1950, le dernier samedi de septembre, c'était le 30, de sorte que ce week-end voit célébrer le quarantième anniversaire de cette manifestation. Elle avait été organisée par Alexandre Ananoff, et elle aura fait date puisqu'elle fut le point de départ de congrès internationaux réguliers, toujours tenus - tant il est vrai qu'une habitude se prend la première fois - dans les premières semaines de l'automne. Dès 1951, en effet, au congrès de Londres, la Fédération Internationale d'astronautique adoptait ses statuts, et depuis lors, chaque année les spécialistes de l'espace sont heureux de se retrouver, dans des contextes divers, pour dresser des bilans et échanger des idées. Mais que les temps ont changé ! Les participants aux actuels congrès d'astronautique sont aussi nombreux que ceux du congrès de 1950 l'étaient peu. Ou du moins, ils étaient peu désireux de se montrer. Alexandre Ananoff avait - appuyé par Hans Gartmann de la Gesellschaft für Weltraum Forschung de Stuttgart - réussi à persuader la British Interplanetary Society que le premier congrès d'astronautique devait se tenir à Paris, dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. Nous y avions remarqué un certain nombre de personnalités mais elles étaient venues très discrètement, ayant souvent cherché à se dissimuler derrière des piliers comme pour n'être pas vues car, alors, l'astronautique ce n'était pas sérieux. On se discréditait en osant se consacrer à de tels problèmes, comme aujourd'hui est mis à l'index tout chercheur qui prétend s'occuper de radiesthésie ou d'effet psi. Les plus indulgents scientifiques affichaient tout au plus un sentiment de commisération. Le voyage interplanétaire disaient-ils, mais c'est du Cyrano de Bergerac ou du Jules Verne, cela n'a aucune chance d'être un jour une réalité, et d'ailleurs à quoi bon ? Parmi les rares scientifiques qui, à l'époque, croyaient à l'astronautique, nous devons citer le nom de Paul Belgodère qui fut longtemps secrétaire de la société mathématique de France. Paul Belgodère aimait à répéter que sa génération « verrait» le vol de l'homme vers la Lune. Audouin Dollfus affirmait également sa foi en l'espace. Il était venu nous donner une conférence sur la planète Vénus avec considération des divers scénarios de vols Terre-Vénus, dans le cadre de l'une des réunions que la « Section astronautique de l'Aéro-Club de France» - bien entendu présidée par Alexandre Ananoff - tenait le troisième vendredi de chaque mois dans l'amphithéâtre Milne-Edwards de la Sorbonne. Nous étions alors rarement plus de quarante personnes, et parmi elles les scientifiques se comptaient en général sur les doigts de la main.
Un conciliateur : le Dr Cap
A l'époque, à travers le monde, l'astronautique avait certes ses pionniers. Malheureusement, ils ne s'aimaient pas. Il n'y a pas lieu de s'en étonner si l'on connaît la nature, humaine, et si l'on se souvient que Kepler et Galilée s'appréciaient peu, que Newton et Hooke se haïssaient, que Flamsteed et Newton s'étaient bassement injuriés. Aux temps héroïques de l'astronautique, Ananoff et Esnault-Pelterie ne s'aimaient guère, et l'inimitié avait été très vive entre Esnault-Pelterie et Tsiolkovski. Ainsi, au congrès du 30 septembre 1950, Esnault-Pelterie est absent. Oberth a été annoncé, mais' il a été retenu par un empêchement de dernière minute. Un homme modeste autant que compétent est en revanche présent. Ce conciliateur prononce un discours plein d'humour dans lequel transperce une grande philosophie: nous faisons allusion au Dr Cap d'Innsbruck que nous avons eu d'autres occasions de rencontrer par la suite. Le Dr Cap nous explique les trois stades par lesquels passe toute nouvelle technique. Elle suscite d'abord des railleries. Puis on la combat avec acharnement. Enfin, elle devient une chose tout à fait courante. En dépit du rôle que F. -J. Malina jouera par la suite dans le cadre de la Fédération Internationale d'astronautique, l'Unesco a décidé de superbement ignorer ce premier congrès international d'astronautique. Seule, en France, une personnalité scientifique de premier plan a accepté de « s'afficher ». Il s'agit du directeur de l'Institut d'astrophysique (aujourd 'hui une salle de cet institut porte son nom) : Henri Mineur. Henri Mineur est venu à plusieurs reprises à nos réunions pour exposer tout l'intérêt que l'homme pourrait trouver à aller dans l'espace, singulièrement pour des recherches astronomiques. L'atmosphère, soulignait-il, absorbe largement le rayonnement ultraviolet qu'émettent les grosses étoiles. Or l'étude de celles-ci est fondamentale pour comprendre l'évolution de l'univers. Si nous disposons d'un télescope ultraviolet fonctionnant hors de la Terre, il ne verra que ces grosses étoiles et on peur attendre que l'astronomie progresse de façon considérable. «Je vois les choses ainsi parce que je suis astronome, disait Henri Mineur, mais dans les autres domaines, il devrait être possible de tenir le même langage et ainsi de prononcer autant de plaidoyer en faveur de l'astronautique. "
Henri Mineur avait autant foi en l'astronautique que le directeur de l'Observatoire de Paris, André Danjon, alors, ne manquait aucune occasion d'expliquer qu'il la méprisait profondément. Inutile de préciser que les deux hommes se détestaient. Tout naturellement, Alexandre Ananoff avait confié à Henri Mineur la présidence du premier congrès d'astronautique, en n'ayant qu'une crainte, confiait-il, c'était de voir celui-ci lui faire faux bond à la dernière minute. Mais Henri Mineur s'acquitta remarquablement de sa tâche, celle de diriger la séance plénière du 30 septembre 1950 que devaient suivre des travaux de commission.
A l'époque, on le notera, nul parmi les participants n'ose affirmer que moins de 19 ans s'écouleront avant que l'homme ait marché sur la Lune. Le président de la British Interplanetary Society, Mr. Cleaver croit que l'événement se situera dans un délai de trente à cinquante ans. Un grand écrivain scientifique envisage des délais beaucoup plus importants : il imagine un survol de la Lune aux environs de l'an 2000 et l'atterrissage d'un véhicule piloté sur le sol sélène en 2050 seulement.
Initiative européenne
La décision était prise, le 2 octobre 1950, de créer une Fédération Internationale d'Astronautique, consécutivement à des réunions auxquelles ont participé des représentants de ces huit pays : Allemagne, Argentine, Autriche, Danemark, Espagne, France, Grande-Bretagne, Suède. Cela doit être souligné : les congrès d'astronautique sont nés d'un mouvement européen. Plusieurs années durant, ils vont rassembler essentiellèment des Européens. Contrairement à ce qui a pu être écrit par la suite. les Soviétiques ne sont pas présents à Paris en 1950. On les soupçonne de préparer activement l'astronautique, mais sans désirer faire part de leurs travaux et projets. En fait, lorsque se tient le premier congrès d'astronautique, les Russes ont à l'étude un programme de gros lanceurs ; il a été décidé le 15 mai 1949 (le 15 mai restera une grande date pour les techniciens russes de l'espace). C'est seulement en 1955 que l'URSS enverra au congrès annuel d'astronautique une délégation (présidée par Leonid Sedov).
Les Américains brillent eux-mêmes par leur absence en 1950 : ils apparaîtront seulement lors du congrès d'astronautique de 1953, année où l'un des leurs - le Dr Durrant - sera élu président de la Fédération Internationale d'Astronautique. Les Américains ont eu un grand pionnier de l'astronautique en la personne de Goddard, l'homme ayant fait fonctionner en 1926 la première fusée à liquides et dont le grand centre scientifique de la NASA porte aujourd'hui le nom. Mais Goddard est mort en 1945 après avoir toute sa vie durant, prêché dans le désert.
Non seulement les Etats-Unis ne s'intéressent guère à l'astronautique à cette époque, mais ils causent un vif étonnement à travers le monde par les occasions qu'ils perdent. Alors que les Russes n'ont pu mettre la main sur aucune fusée V -2 - une année de travail, sera nécessaire à Korolev pour reconstituer celle-ci à partir d'informations qu'il glanera ça et là - les Américains ont en effet récupéré une centaine de V-2. Et il s'imposait de penser qu'à partir de cette technique, ils allaient très vite entreprendre des opérations spatiales. En 1948, la firme Westinghouse avait envisagé de réaliser le rêve de Goddard : atteindre la Lune au moyen d'une fusée à 5 étages qui aurait fait arriver sur le sol sélène une charge de magnésium ; la lueur aurait été visible de la Terre. Une déclaration de James Forrestal avait fait sensation en 1949 quant à l'intérêt porté par les militaires aux stations orbitales. Mais ces projets étaient restés lettre morte. En 1950, au demeurant, la guerre de Corée avait conforté les Américains dans le sentiment que, pour atteindre l'Union Soviétique en cas de conflit, la fusée de moyenne portée lancée depuis une base proche de l'URSS constituerait une solution beaucoup plus intéressante que la fusée intercontinentale de sorte que cette dernière n'avait pas, comme en Union Soviétique, bénéficié d'une haute priorité.
C'est seulement en 1955 que les Etats-Unis vont s'intéresser concrètement à l'espace en envisageant le lancement, à l'occasion de l'année géophysique 1957-1958, de satellites de très petite taille, des satellites de quelques kilogrammes seulement, en l'occurrence 1 500 grammes pour le «Pamplemousse» confié à une fusée Vanguard de 15 t, de sorte que le rapport de masses sera de 10.000. On ne saurait parler d'astronautique, mais seulement d'utilisation des moyens existants pour une exploration systématique de la haute atmosphère. L'astronautique exigera une électronique de pointe et avant tout une réduction du rapport de masses avec toutes les contraintes qui en découleront. Des contraintes qui seront jugées draconiennes mais qui induiront un nouvel age industriel.Tout cela, on l'ignore totalement aux Etats-Unis en 1950, et la conséquence sera une série noire de l'astronautique américaine au cours de la période 1957-1962.
Séries noires
Le rapprochement s'impose avec les événements actuels.
La NASA connaît en ce moment une série noire à laquelle sont recherchées des causes immédiates. Et on les trouve pour Hubble comme pour la navette. Mais c'est voir là le problème par le petit bout de la lunette. Par le surpassement qu'elle exige, la conquête de l'espace implique d'abord un état d'esprit, une volonté délibérée de réussir les opérations, une foi en l'astronautique elle-même, une identification morale des hommes aux engins qu'ils construisent. C'est parce que de tels éléments ont à peu près disparu aux Etats-Unis après les missions Apollo que les Américains sont dans la situation actuelle.
Comme ils se trouvaient dans une très mauvaise situation au seuil de l'ère spatiale pour avoir omis d'acquérir à temps une mentalité astronautique. Ainsi commencèrent-ils par essuyer échec sur échec, de l'humiliation Pamplemousse aux déboires des premiers Pioneer, alors que tout semblait réussir aux Russes.
On connaît la suite.
La création de la Nasa ne fut pas à l'automne 1958 le coup de baguette magique qui mit fin à une période de difficultés pour l'espace américain. Le renversement de la situation découla d'une volonté politique, appuyée par une approbation du peuple américain tout entier. Et même lorsque ces deux éléments se trouvèrent réunis - avec le" discours" historique du président Kennedy le 25 mai 1961 consécutivement à déception des Etats-Unis de n'avoir pas été les premiers à mettre un homme en orbite - plusieurs années, furent nécessaires aux Américains,malgré leur formidable potentiel technologique, pour remonter la pente dans le temps où les Russes, au contraire, se croyant assurés d'être les premiers sur la Lune, perdaient de précieuses années en guerre de chapelles et projets irréalistes.
Les Russes étaient encore en avance sur les Américains en 1964. L'équilibre fut atteint en 1966 : cette année-Ià, les Russes furent les premiers à transmettre des photographies recueillies. à la surface même de la Lune par leur Luna-9, mais trois mois seulement s'écoulaient et c'est un véhicule plus performant car doté d'un double système de freinage, Surveyor 1, que les Américains faisaient arriver sur la Lune avec davantage de moyens et la possibilité de fournir de meilleures images. En 1968 enfin le déséquilibre, était acquis : des astronautes américains partaient pour se satelliser autour de la Lune alors que les Soviétiques devaient renoncer à un simple survol de l'astre par leurs cosmonautes dans le cadre d'un programme Zond dont l'exécution apparaissait très acrobatique. Aujourd'hui les données sont totalement différentes sur un plan technique. D'une part l'espace exige une électronique ultra performante que les Soviétiques ont beaucoup de mal à dominer. D'autre part, la notion de "guerre de prestige" entre les Etats-Unis et l'URSS a disparu, de sorte que l'on ne saurait transporter les événements du passé.
En revanche, la mentalité humaine est restée inchangée de sorte que le procès psychologique s'instruit de la même manière. La NASA est actuellement engagée dans une spirale vicieuse, en ce sens que ses insuccès incitent le Congrès à se prononcer en faveur de restrictions de crédits avec pour conséquence des limitations de salaires - qui ne peuvent qu'inciter les meilleurs élements à se tourner vers l'industrie privée - et une moindre qualité du travail, ce qui accroît la probabilité d'échec et risque de se traduire par de nouvelles réductions de crédits.
A quand le choc politique qui renversera la situation et de quelle nature sera-t-il ? Il viendra assurément, mais même alors, pour les raisons que nous exposions, des années seront nécessaires à l'astronautique américaine pour retrouver son punch. Le fantôme des années 1950 hante encore l'Amérique. .